E-Carrier vs T-Carrier : "L'Europe et l'Amérique ne jouaient pas le même rythme"


Cet article est un hors-série puisqu'il concerne des technologies dont la prévalence aujourd'hui est moindre. Il me semblait néanmoins nécessaire d'en aborder le sujet pour clarifier certains points sur les télécommunications modernes.

Posons les bases...

Aujourd'hui, nous vivons dans un monde synchronisé. Temps synchronisé, antennes synchronisées, …, et même votre calendrier est synchronisé (pardon, c'est le trauma d'Outlook qui parle)!

Mais ce ne fut pas toujours le cas. Autrefois, il y a une quarantaine d'années, le Canada, les Etats-Unis et le Japon jouaient avec un rythme différent du monde entier (enfin, surtout de l'Europe). L'Europe et la plupart du monde utilisait un système appelé E-Carrier ("lien de transport E", le E étant pour Europe) alors que les Etats-Unis utilisaient le T-Carrier (T1, T2, ...).

La différence fondamentale entre ces deux systèmes provient de la manière de multiplexer les signaux sur les lignes téléphoniques.

... pour mieux comprendre la suite: PDH et multiplexage

Plus les besoins en données informatiques augmentaient, plus il était crucial d'en faire passer le plus possible sur le réseau cuivre existant: les paires torsadées du téléphone (POTS – Plain Old Telephone Service)

Pour ce faire, le multiplexage s'est imposée comme une évidence. Le système PDH (Plesiochronous Digital Hierarchy) était né. Je vous propose de décomposer ce que ces mots barbares peuvent bien vouloir dire:

  • Plesiochronous (fr. Plésiochrone): mot d'origine grecque (πλησιος (plesios), "proche de", et Χρόνος (chronos), "le temps") qui signifie "proche du temps". En d'autres termes, on dit de deux signaux qu'il sont plésiochrones s'ils ont la même fréquence nominale mais avec une tolérance qui fait que leur différence de phase peut varier.
  • Digital (fr. Numérique): désigne le type de signal qui transite sur le PDH. A la différence d'un signal analogique, le signal numérique est échantillonné et quantifié, c'est à dire qu'il ne peut prendre que certaines valeurs données (typiquement des 0 et des 1 dans le cas binaire) à des temps donnés aussi (typiquement à intervalle fixe).(J'en profite pour dire que la traduction de "digital" est bel et bien "numérique" et non "digital" puisque "digital" veut dire en français "qui a des doigts")
  • Hierarchy (fr. Hiérarchie): utilisé pour signifier que les signaux de rangs inférieurs peuvent être multiplexés en signaux de rang supérieurs

Les premiers à s'attaquer à ce problème furent AT&T aux Etats-Unis. Le principe était simple: multiplexer le plus de signaux téléphonique (8bits/125µs) sur des paires torsadées sans perdre de données. Empiriquement, ils déterminèrent que 24 canaux (donc 24 signaux téléphoniques) était la limite, donnant ainsi naissance au signal T1 à 1,544Mbit/s (Si vous vous demandez, oui le calcul fait bien 1,536Mbit/s mais un bit de synchronisation est ajouté à chaque trame, donc toutes les 125µs, ce qui donne bien \(f_{T_1} = \frac{1}{125\cdot10^{-6}} \times ( 8 \times 24 + 1 ) =\)1,544Mbit/s)

Mais revenons sur ce principe de multiplexage. La définition stricto sensu de multiplexer est "technique consistant à combiner plusieurs signaux ou flux dans un seul canal ou support de transmission". Dans notre cas (E-Carrier ou T-Carrier), les signaux que l'on multiplexe diffèrent suivant le niveau de multiplexage. Ces deux technologies sont dites hierarchique, c'est à dire que l'on peut multiplexer plusieurs signaux de rang inférieur pour former un signal de rang supérieur (Par exemple, pour former un E2 il faut multiplexer quatre signaux E1). Vous pouvez observer la hiérarchie du E-Carrier dans la figure ci-dessous: Hiérarchie de l'E-Carrier

Hiérarchie de l'E-Carrier

Cela nous amène à LA grande différence entre l'E-Carrier et le T-Carrier. Là où les ingénieurs de AT&T n'avaient réussi à multiplexer que 24 signaux téléphoniques dans le T1, la Conférence Européenne des administrations des Postes et Télécommunications (CEPT) à réussi a en multiplexer 32 (30 + 2 pour l'alignement et la signalétique) dans le E1. De cette différence fondamentale découlent tous les débits des deux hiérarchies (on remarquera d'ailleurs que comme d'habitude les Etats-Unis sont incapables d'avoir une unité de mesure linéaire...):

Niveau de multiplexage T-Carrier E-Carrier
Niveau 0 64kbit/s (T0) 64kbit/s (E0)
Niveau 1 1,544Mbit/s (T1)(24 canaux) 2,048Mbit/s (E1)(32 canaux)
Niveau intermédiaire (T-Carrier) 3,152Mbit/s (DS1C)(48 canaux) -
Niveau 2 6,312Mbit/s (T2)(96 canaux) 8,448Mbit/s (E2)(128 canaux)
Niveau 3 44,736Mbit/s (T3)(672 canaux) 34,368Mbit/s (E3)(512 canaux)
Niveau 4 274,176Mbit/s (T4)(4032 canaux) 139,264Mbit/s (E4)(2048 canaux)
Niveau 5 400,352Mbit/s (T5)(5760 canaux) 565,148Mbit/s (E5 - utilisé mais jamais formalisé)(8192 canaux)

Comparaison des deux systèmes

Dans les amphithéâtres du Politecnico di Milano, le professeur Stefano Bregni - référence mondiale en la matière - nous rappelait que la synchronisation n'est pas qu'une question technique, mais un enjeu de souveraineté. Beaucoup d'opérateurs et d'entreprise pourraient être tentés de recourir au GPS pour la synchronisation (si si, c'est bien une fonctionnalité du GPS), mais cela pose beaucoup de questions quant à la disponibilité du service. Le GPS est américain, et les États Unis ne sont pas vraiment connus pour leur charité débordante... Alors, me direz-vous, il existe des alternatives, comme le GLONASS en Russie et Galileo en Europe, et vous n'auriez pas tort ! Le problème semble être résolu surface, mais en réalité ce n'est que le déplacer puisque chacun de ces services est dépendant de la situation géopolitique mondiale. Alors, pourquoi ne pas adopter une solution universelle, une qui ne dépend de rien d'autres que des équipements qui la compose ?

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